jeudi 30 mai 2013

Ralph Eugene Meatyard


portrait de Meatyard par Jonathan Williams

Je n’ai découvert que très récemment Ralph Eugene Meatyard (1925-1972), via Lunettes Rouges et l’expo Paint it black au Plateau. Son travail photographique, lié au micro-détail, au flou et à la prise de vue mise en scène me fascine.

Romance from Ambrose Bierce  #3, 1962



non identifié


Son imaginaire qu’on peut qualifier au premier abord de surréaliste (dans la lignée de James Ensor) préfigure un art de la performance, de la photo mise en scène du corps pour faire une image comme le pratique Cindy Sherman ou de nombreux photographes /bloggeurs amateurs de l’ère des médias globalisés. Ce qu’on imagine des coulisses, échanges de vêtements, discussions pour convaincre voisins et famille de jouer à fabriquer ses images font partie du travail et de la beauté sensible de son art.

Sa vision de l’enfance (et de la famille) « autre » en fait un Doisneau alternatif qui nous évoque aujourd’hui le Harmony Korine de Gummo (1997) et cette americana (ici Lexington, Kentucky) pouilleuse du rock des années 90. Il fait converger pratique amateur de l’album de famille avec le livre d’artistes et le synopsis de film (ambiance très Fleischer-Boltanski des débuts) par exemple dans « The Family Album of Lucybelle Crater » (que je montre peu ici) qui regroupe 64 images dont il conçu l’ordre et la mise en forme (fond noir et texte en blanc dessous), où sa femme et sa famille portent des sacs d’épiciers du coin troués pour faire masque , inventant ainsi un récit fictionnel qui semble être un futur témoignage de groupe social alternatif et marginal. Le nom vient d’une nouvelle de Flannery O'Connor, l’album a été réalisé pendant les 2 années qui précèdent sa mort (et donc je suppose accompagne sa lutte contre son cancer) et publié en 1974.


figure with glass, 1966



Sans Titre (tricycle dans la neige), vers 1955




sans titre, 1960



Untitled (Motion-Sound), 1970-71



Untitled (Zen twig), 1963



non identifié



zen twig, 1966


sans titre, 1957-58 (série des No Focus)


J’aime chez Meatyard ce qui se trame de la fiction dans la vie réelle pour produire la fiction, et comment forcément cette fiction déborde ou a des conséquences sur les relations entre ceux qui l’incarnent, pendant les sessions de prises de vues (les weekends et pendant ses congés) mais aussi avant et après. J’aime imaginer comment s’articule maladie, fiction, rituel personnel, jeu, humour et sérieux ; tout cela est un mystère épais et très très inspirant.


non identifié, 1962

Photographe de la mise en scène des corps, avec des moyens simples (des masques grotesques de monstres) Meatyard produit des effets fort intriguants sur le regard que l’on porte sur ses images. Toujours en noir et blanc, de format carré, ses photographies jouent de façon subtile de présences-absences instables : des gens sont là, ils posent mais sont dissimulés, ce qui a pour effet de rendre tout ce qui est autour beaucoup plus visible, présent, comme par transfert-transfusion énergétique. On peut très bien imaginer les bois, feuilles mortes, éléments de paysages ordinaires, sans les personnes qui posent mais ils seraient plutôt mornes et sans intérêt. Les masques transforment les personnes en personnages et par conséquence ce qui est autour en décor de théâtre. Comme du Watteau revu par Tim Burton. Ce décor est essentiel dans l’agencement du Unheimlich (qui n’aurait pas déplu à Mike Kelley) produit par le théâtral DANS un décor naturel. Le paysage devient accessoire narratif, il joue autant que les humains : pour preuve de ce régime (où le documentaire tourne à la fiction), l’image des masques jonchant le sol, non portés, mais toujours actifs/activés par le fond sombre de l’image.


No focus #2, 1960

Meatyard maîtrise et connait bien les effets du photographique sur l’œil et la psychologie du spectateur. Ce qui lui permet ensuite dans d’autres séries de tordre le regard par des transgressions techniques : le flou  et les jeux de plans qui flirtent avec l’abstraction sans jamais y céder. C’est là aussi qu’il est intéressant de savoir que Meatyard était opticien avant d’être photographe, amateur. Ses flous sont aqueux, liquides, spectraux mais vifs et saillants grâce à leur format étroit et compact. Ses visages, comme dans le cinéma moderne (de type Bergman, Godard) ou comme chez Diane Arbus, regardent l’objectif et le spectateur, ils nous désignent en se montrant : ils scellent un lien fort entre eux, l’image et nous, malgré ou grâce à la part d’esquive (d’aveuglement) du personnage. Ces opacités perforées que sont les masques contaminent la photographie elle-même : ses œuvres  sont des opacités perforées, des plans moelleux sans centre, sans humanisme, sans visage-point focal et psychologique : donc l’image en son entier, par compensation, devient présence et visage elle-même.


Cet article fait partie d'une série de posts monographiques présentés ici.

lundi 27 mai 2013

Richard SLEE


Celadon Princess, 2006

Une découverte récente, lors de ma propre initiation à la céramique lors de l'été 2012 grâce aux Lamarche-Ovize : Richard Slee, un grand artiste anglais qui produit depuis les années 60, qui travaille à associer la céramique à d'autres élements, à la mettre en scène, comme objet factice et mutant, dans la lignée d'un certain surréalisme voisin de Haim Steinbach (mais fait main), Ken Price, Ettore Sottsas et Bruno Peinado (en moins référencé à l'art).



carpet beater 2009

Il faut lire aussi le texte et voir les images de son expo/display au Victoria & Albert museum à Londres en 2010, superbe jeu avec le contexte, l'institution et le type de musée que c'est, l'espace de la salle et les vitrines ou voir son travail récent ici, plus systématique et "blague sur l'objet" à la Hale gallery, qui me plait moins. J'aime chez lui l'humour, la technicité qui réfléchit sur le médium et fait des "objet-mondes", en boucle sur eux-même, comme des natures mortes méditatives, post-humaines presque (son coté Mathieu Mercier). J'aime son jeu avec l'objet visuel, avec la valeur et le statut d'un médium, la céramique, au regard de l'art officiel tout court, son humour (ses titres très désignatifs ajoutent paradoxalement à l'abstraction de l'objet), l'humilité de sa pratique, son échelle d'oeuvres (pas du Jeff Koons, dont il est proche je trouve) et surtout son attention portée à l'artisanat ou même aux détails des objets industriels toujours nourris de caprices et d'arbitraires formels par les petites mains anonymes qui les dessinent. Il évoque souvent son gout pour les magasins de bricolage et de jardinage où l'on trouve toute sortes de formes, d'objet fragmentés à combiner, ces magasins sont vus par lui comme des palettes artistiques, des réserves formelles, ce que je partage bien sur avec lui. J'ai lu une interview (pas retrouvée sorry!) où il évoque la variété des formes et des lignes de manches de marteau et de hâches, qu'on peut acheter séparément. Ca fait réver sur la spécificité que j'imagine singulière de ce type de magasin dans les provinces de Grande Bretagne ...

Sausage, 2006


Viral Bush, 2008


saw with handles


saw with white handle, 2009-2010

Tools, Exposition au V&A Museum, 2010


carrots, 2009

Son art de la céramique va du coté du finish industriel, du lisse et de l'immaculé, de l'objet sorti de l'esprit plutot que fait main, en combinant l'univers du jouet, du logo, du patissier, de la cuisine, de la décoration mélant enfance, masculin et féminin, amateurisme et professionnalisme, violence et fragilité. Ce qui me touche, au fond c'est sa sensibilité à l'immense dose d'affect et de folie que les humains projettent dans les objets, ceux qui les font comme ceux qui vivent avec.


Piggy, 2010


Long dish, 1984


Block Plane, 2001


Pony in field, 1997


Thorn and Stump 1990


Toby as abstraction, 1994


Grill, 2000


Plough, 2004


dimanche 12 mai 2013

John C. Kacere

John C. Kacere (né en 1920 et mort en 1999) est un peintre hyper réaliste américain parmi tant d’autres, qui a eu (?) son heure de gloire dans les années 70, assez peu (ou pas du tout) vu en France (Gérard Schlosser avait pris le créneau ?), évidemment déconsidéré car figuratif, représentant des corps féminins, des corps colorés et sexy (tout ce qui est très très mal vu de notre milieu, qui, bien sur, vit dans un monde asexué, noir et blanc, objectif, etc…). Bref rien de correct politiquement, mais qui a bien des choses à nous enseigner sur l’art de regarder, sur la naissance du regard dans les plis du corps, sur la peinture comme pigment sur du tissu, sur la tension du regard et d’une toile, sur le net-flou, sur le cadrage et les vertus du trompe l’œil.


Judy, 1982


non identifié



Loretta, 1979



non identifié


Jutta, 1973, huile sur toile


non identifié


non identifié

Joni, 1990


Smith, 1972


non identifié


non identifié




non identifié

Technique qui consiste bien-sûr en une observation amoureuse et une analyse microscopique du réel pour ensuite traduire-transcoder cela dans une technique et dans le regard que le spectateur portera au travers de cette technique sur un sujet particulier. Tout à fait ce qui préoccupe Thomas Ruff et Vik Muniz par la photographie ou Roy Lichtenstein et Chuck Close en peinture. Ce travail ne me semble pas si éloigné de celui de la Picture Generation, sans le même rapport politique au plaisir visuel évidemment (car n’utilisant pas les mêmes outils, Kacere peint avec des pinceaux, à poils, comme Ingres). Aucune complaisance (élimination des visages), frontalité, sérialité et variations tout à fait Morandiniennes ...




Comme les Screen tests (portraits filmés) de Warhol, chaque « portrait » évoque un univers formel, un style et une époque, selon la croyance dans le principe que chaque corps/visage porte un imaginaire formel virtuel. Ici une toile évoquera les coulures de Jules Olitski, le chromatisme d’un Jean-Baptiste Oudry ou les dessous d’un Sargent ou annoncerait même les fictions corporelles-temporelles de John Currin.


Ce post fait partie d'une série d'articles monographiques présentés ici.

jeudi 9 mai 2013

Guillermo Pérez Villalta


Melancolía, 2008. huile sur toile de lin, 127 x 180 cm

Pérez Villalta, de son prénom Guillermo est un peintre espagnol né en 1848 et toujours actif, dont un coup d'oeil suffit à expliquer que l'on ne le connaisse pas plus dans nos cercles contemporains, qui, comme tous ceux qui suivent les traces de De Chirico, se voient logiquement mis à l'écart. Ecarté du contemporain, surtout si on fait de la peinture, d'autant plus si elle est figurative, encore plus si elle est colorée (donc pas sérieuse bien sur).

Artista viendo un libro de arte, 2008, huile sur toile, 180 x 250 cm


Eros y Psique, 2007

Ses peintures évoquent pour moi De Chirico (et même plutot le frère Alberto Savinio) ou un Magritte pour posters de supermarché des années 80, mais aussi le travail récent de Christian Hidaka et la lignée de Peter Saul et des imagistes de Chicago, école de peintres américains travaillant la figure, forcément minoritaire, queer, freak et monstrueuse et donc des sources culturelles dites basses ou vulgaires.


Ce qui me plait ici et qui me nourrit, c'est l'organisation des espaces, la posibilité de faire cohabiter un corps et des espaces dans des temporailités autres, solitaires mais affiliées, chacun (corps et décor) dans un temps différent mais réunit par le cadre et la composition, parfois mutant l'un avec l'autre, en cela il rejoint Hans Bellmer et m'inspire la pensée que tous ceux qui travaillent le corps, de Bonnard à Lucian Freud et Thomas Schutte, de Paula Rego à Ron Mueck, semblent écartés du contemporain, du cool et du montrable en société cultivée, comme quoi on n'est toujours pas sorti de l'art des salons bourgeois du 19eme sècle en dépis (ou à cause) des avant-gardes les plus libératrices.

Isla del barquito de vela, aquerelle sur papier, 2007, 32 x 24 cm


El encuentro de Salomón y la Reina de Saba, 2007. tempera sur lin. 180 x 180 cm




acanto


Conversación entre la invención y la metáfor, 2003


La  alberca, 1991

Une interview en espagnol ici a ARCO 2012, je ne sais pas ce qu'il dit, s'il est militant ou ringard ou convenu, connu ou reconnu, institutionalisé ou pas en Espagne, peu m'importe finalement puisque ses oeuvres sont là. Que ceux qui comprennent ce qu'il dit me disent si ça vaut le coup.


Ce post fait partie d'une série des posts monographiques présentées ici.